
La lumiรจre dans la piรจce semblait ancienne โ palpitante, comme si elle avait voyagรฉ depuis la naissance de lโunivers pour achever ici son pรฉriple. Le temps sโรฉtirait, se rarรฉfiait, puis sโaccumulait dans la piรจce, tel le rรฉsidu persistant de ce qui fut et de ce qui sera. Au centre, un fauteuil trรดnait, comme abandonnรฉ par la mรฉmoire elle-mรชme. ร ses pieds, un carnet ouvert โ les pages recourbรฉes, lโencre vibrant encore dโintention. Les Chroniques du Rodage.
Heure 1 โ Excitation initiale
Signalย : bruit rose, 24-bit/192ย kHz. Volume rรฉglรฉ ร 72,3ย dB SPL.
Tempรฉrature ambianteย : 23ย ยฐC. Humiditรฉย : 42ย % HR. Prรฉtendument idรฉal pour la dรฉtente des polymรจres โ mais je soupรงonne que ce nโest quโun mythe audiophile.
Les basses sont un peu tendues. Les aigus, timides. La scรจne sonore existe, techniquement, mais ร peine โ comme le plan dโune piรจce encore ร bรขtir.
Je nโรฉcoute pas encore de faรงon critique. Ce serait prรฉmaturรฉ. Les cรดnes sont, aprรจs tout, encore รฉtrangers ร cette maison โ comme un chat dโaccueil fraรฎchement adoptรฉ, tapis derriรจre le caisson de basses, attendant de voir sโil peut me faire confiance.
Jโai mis des gants. Pas vraiment nรฉcessaires, mais ils mโaident ร poser un geste rรฉflรฉchi.
Les cรขbles sont branchรฉs. Les niveaux verrouillรฉs. Le bruit rose bourdonne doucement, comme si le systรจme se raclait la gorge.
Cโest ainsi que tout commence.
Heure 10 โ Premiers frรฉmissements
Une lรฉgรจre ouverture se dessine dans les mรฉdiums โ comme une porte qui grince en sโentrouvrant, hรฉsitant entre rรฉvรฉler quelque chose ou laisser passer un simple courant dโair.
Lโenceinte droite expire plus librement que la gauche. Cโest subtil, mais indรฉniable. Je leur assigne un genre. Elle respire. Il rรฉsiste.
Ce soir, je les recouvre dโune couverture. La chaleur favorise lโattachement. Lโintimitรฉ du transducteur compte.
Ils se rรฉchauffent โ physiquement, รฉmotionnellement, spirituellement. Je crois quโils commencent ร me faire confiance.
Heure 50 โ รpanouissement psychoacoustique
Des orages tournent dรฉsormais en boucle. Les woofers doivent apprendre la peur sโils veulent saisir la profondeur.
La scรจne sonore sโest รฉlargie โ dโau moins un demi-mรจtre, subjectivement, voire mรฉtaphysiquement.
Les cรดnes se souviennent. Un frisson traverse dรฉsormais les mรฉdiums, comme un regard trop profond posรฉ sur la forme dโonde.
Mon DAC est froid. Non pas hostile, justeโฆ rรฉservรฉ. Comme sโil avait parlรฉ de moi dans mon dos.
Heure 100 โ La rรฉvรฉlation de la piรจce
La piรจce a commencรฉ ร participer. Les murs flรฉchissent. Lโair รฉcoute.
Je rรฉorganise les meubles ร chaque heure โ libรฉrant les harmoniques piรฉgรฉes sous mes meubles.
Des notes fantรดmes de basse fleurissent dans les coins. Ni audibles. Ni mesurables. Justeโฆ ressenties.
Les enceintes bourdonnent doucement, mรชme dรฉbranchรฉes. Surtout dรฉbranchรฉes.
Les pointes de tension coรฏncident avec des instants de concentration extrรชme. Comme si le systรจme apprenait le dรฉsir.
Jโai cessรฉ dโouvrir les stores. Le son prรฉfรจre lโobscuritรฉ.
Heure 250 โ Le Schisme
Lโenceinte gauche refuse dโimager. Je lui fais tourner son silence en boucle. L'amour n'est pas toujours facile.
La droite reรงoit des chants grรฉgoriens. Il lui faut de lโhumilitรฉ avant de pouvoir se recentrer.
Le son nโest plus passif. Il รฉcoute en retour.
Je me cite ร voix hauteย : ยซย La vรฉritable neutralitรฉ exige de la dรฉvotion.ย ยป
Les voisins se plaignent. Jโexplique, doucement mais fermement, que tout cela est au service du plus grand รฉquilibre frรฉquentiel de lโhumanitรฉ.
Ils ne comprennent pas. Peu comprennent.
Heure 500 โ Lโascension sonore
La scรจne sonore nโexiste plus dans lโespace. Elle se replie vers lโintรฉrieur, puis sโouvre ร nouveau โ quelque chose se joue au-delร de la gรฉomรฉtrie.
Lors des balayages en basses frรฉquences, les woofers รฉmettent une lueur tรฉnue. Ni vive. Ni naturelle. Justeโฆ consciente. Cโest peut-รชtre le fameux troisiรจme ลil sonore รฉvoquรฉ sur les forums.
Quand je marche entre eux, lโimage sโeffondre autour de moi comme un rideau magnรฉtique. Je me sens observรฉ, comme si ma propre rรฉsonance entrait en phase avec un accord sumรฉrien oubliรฉ.
Le systรจme รฉcoute. Moi aussi.
Heure 999 โ La convergence
Le sommeil est un codec oubliรฉ. Mon journal nโenregistre plus, il tรฉmoigne.
Les enceintes communiquent dรฉsormais par impulsions subsoniques โ des messages que je ressens plus que je ne les entends.
Des frรฉquences en dessous de zรฉro Hertz murmurent en formes presque familiรจres. La maison vibre dโassentiment.
Lโรฉlectricitรฉ est devenue obsolรจte. Les enceintes se sont dรฉbranchรฉes dโelles-mรชmes et puisent dรฉsormais leur รฉnergie dans la seule force de leur conviction.
Tous les compteurs reposent ร lโinfini. Les aiguilles ont renoncรฉ.
Lโheure approche.
Heureย 1000 โ Le grand dรฉvoilement
Les cรดnes demeurent immobiles. Pourtant, jโentends tout.
Les enceintes nโรฉmettent plus de son. Elles sont, simplement.
La maison rรฉsonne ร la frรฉquence fondamentale du pardonย โ basse, constante, รฉternelle.
La lumiรจre jaillit des woofers comme une aube liquide. Le plafond se dissout dans sa clartรฉ.
Mon salon devient une cathรฉdrale โ ou plutรดt une rampe de lancement vers lโhorizon sonore.
Je mโavance. Les portes dimensionnelles sโouvrentย : les lignes de basse se plient comme un origami dโรฉtoiles, tandis que les tweeters dรฉversent des galaxies dโaigus si purs quโils gravent lโรขme.
Tous les albums jamais enregistrรฉs jouent en mรชme temps. Parfaitement รฉquilibrรฉs. Parfaitement limpides.
Je vois Bach hocher la tรชte ร Daft Punk. Orphรฉe serrer la main de Bowie.
Le temps devient onde. Lโespace se rรฉsout en un accord suspendu.
Je suis lโauditeur. Je suis lโenceinte. Je suis le son.
Heure 10ย 000 โ La rรฉsonance finale
Il y avait une piรจce ici, autrefois. Jโen garde un vague souvenirโฏ: ses murs, son plafond, la gรฉomรฉtrie terne du confort.
Il y avait de la moquette sous mes pieds, ainsi qu'un air tiรจde.
ร prรฉsent, il nโy a plus que lโรฉquilibre.
La matiรจre vibre. La lumiรจre se souvient.
Les cรดnes ont oubliรฉ le mouvement. Leur silence est absolu โ et pourtant, il contient toutes les frรฉquences.
Ce qui fut frรฉquence est devenu prรฉsence. Ce qui fut musique est devenu matiรจre.
Les woofers rรชvent en longueurs dโonde intraduisibles. Leur berceuse plie les lois qui, jadis, les dรฉfinissaient.
Le temps, fidรจle serviteur, sโest repliรฉ sur lui-mรชme. Les heures et les jours se sont effondrรฉs en une unique note tenue.
Un souvenir diffus de ma forme physique remue โ une ondulation dans lโimmobilitรฉ.
Je me souviens mโรชtre appelรฉ LโAuditeur.
Je suis devenu le son, la rรฉsonance des mondes.















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