L'apocalypse était clairement à portée de main. Bob Dylan était mort et enterré. Il avait craqué et s'était autodétruit. À l’aube des années 80, même ceux qui vénéraient l'homme avaient des doutes. Le rebelle, le pyrrhonien, l'oracle du Minnesota, immensément sceptique et infiniment doué, a soudainement décidé de trouver un sens à sa vie en se plongeant dans le christianisme. Je me souviens parfaitement d'avoir entendu des grognements en 1979, alors qu'une foule furieuse et agitée sortait du centre des congrès de Tucson, après avoir assisté à un spectacle de la tournée Gospel de Dylan. Le problème n'était pas la religion ou les nouveaux morceaux, dont la plupart étaient en fait très bons, mais le fait que Dylan refusait catégoriquement de jouer autre chose que les nouvelles chansons de ses récents albums Slow Train Coming et Saved. Les cris du public pour les titres de chansons des albums Blonde on Blonde et Blood on the Tracks ne furent pas exaucés. Pour empirer les choses, l'auteur-compositeur-interprète, normalement réticent et qui aujourd'hui peut rarement se résoudre à dire « bonjour » pendant l’entièreté d’un concert, déblatérait entre les chansons à propos de ses nouvelles convictions. Tucson, qui, soit dit en passant, est censé être l'endroit où Dylan eut sa première « vision » en 1978.
Pour être juste, lui et d'autres musiciens/auteurs-compositeurs de renom (Elvis, John Lennon) ont toujours été des chercheurs. Elvis lisait sur le Suaire de Turin. Les Beatles sont allés en Inde. Ajoutez à cela le fait que Dylan a toujours parsemé ses paroles d'allusions bibliques. De plus, il était habitué à créer la controverse. Sa soi-disant « période religieuse » a provoqué moins de remous que son passage à l'électrique 15 ans plus tôt. Enfin, dans une longue carrière comme celle de Dylan, des baisses de créativité ou des virages infructueux sont inévitables. Pourtant, malgré tout cela, le tournant prosélyte de Bob a surpris beaucoup de monde. À l'époque de Shot of Love (1981), un album vivement critiqué par les critiques et le public, Dylan était au plus bas, certains pensaient même qu’il était fini.
Alors, bien sûr, il a fait un acte de disparition. Un acte ressemblant à sa fuite post-Blonde on Blonde qui avait été prétendument causée par un accident de moto en 1966 et pour lequel il n'a cherché aucun traitement médical. Mais cette fois, pendant son absence, le monde de la musique connu de grands changements. Il y a tout d’abord eu le lancement du rouleau compresseur promotionnel MTV, qui, croyez-le ou non, présentait jadis de la musique. L'utilisation du CD se généralisa et les premiers équipements numériques commencèrent à arriver dans les studios d'enregistrement, avec des résultats mitigés. Dans son « Dylanspeak » merveilleusement imagé, Dylan a commenté cette période de sa vie dans son autobiographie Chronicles : Volume One, paru en 2004 : « Je me sentais fini, une épave vide et brûlée. Avec trop d'électricité statique dans la tête dont j’étais incapable de me débarrasser... Mes propres chansons m'étaient devenues étrangères... Mes bottes de foin n'étaient plus attachées et je commençais à craindre le vent. »
Pleinement conscient de l'impopularité de ses disques à thème religieux et de son manque de pertinence dans les années 80, alors que le Punk Rock se transforme en New Wave, Dylan commence, en 1983, à revenir à l'écriture de chansons plus profanes. C'est cette période fascinante, entre 1980 et 1985, celle de la renaissance de Dylan post-réveil spirituel, si vous voulez, qui est couverte par le 16ème épisode de la série bootleg dirigée par Dylan, le très justement intitulé Springtime in New York. Sorti en septembre, il s'agit d'une explosion miraculeuse de créativité, plus de 30 nouvelles chansons réparties sur deux albums, de la part de l'un des plus grands créateurs de musique populaire. Prouvant enfin que la vision artistique de Dylan, toujours aussi imprévisible et inconnue, était tout sauf vide.
Pour entamer le processus de création de ce qui deviendra l'album Infidels de 1983 (ainsi que son compagnon musicalement solide mais soniquement désastreux, Empire Burlesque), Dylan a commencé à répéter avec un groupe comprenant des talents de premier ordre, tels que l'arme secrète des Rolling Stones, Mick Taylor, et la section rythmique légendaire composée du batteur Sly Dunbar et du bassiste Robbie Shakespeare. Donald « Duck » Dunn, bassiste de la maison Stax Records et membre des M.G.’s, les batteurs Ringo Starr et Jim Keltner, ainsi que le claviériste des Heartbreakers, Benmont Tench, ont également apporté leurs contributions instrumentales au projet. Clydie King, la compagne de Dylan à l'époque, était la choriste principale. La sélection de prises alternatives de cette série, parmi les plus de 70 existantes issues des sessions d’Infidels, est remarquable. Il est intéressant d'écouter les versions alternatives des deux morceaux controversés qui ont été retirés d'Infidels à la dernière minute, « Blind Willie McTell » et « Foot of Pride ». La prise alternative du bruyant « Julius and Ethel » est amusante. La version alternative de l'une de ses plus belles chansons d'amour, « Sweetheart Like You », ralentit le tempo et met en valeur les paroles. Et la conclusion percutante à la voix et à la guitare d’Empire Burlesque, « Dark Eyes » (ici entendue dans une prise alternative), restera toujours un moment fort de sa carrière.
Mais c'est la richesse des reprises qui constitue la partie la plus surprenante de Springtime in New York. Les versions présentes parmi les prises alternatives d’Infidels du « Baby What You Want Me to Do » du bluesman Jimmy Reed et de « Angel Flying Too Close to the Ground » de Willie Nelson sont superbes. Encore plus révélateur est le premier volume de l'édition deluxe en cinq volumes. Rempli de reprises, il met en lumière ce qu'il écoutait à l'époque et dans quelle direction il se dirigeait alors qu'il revenait à la musique séculière. Une série de morceaux consécutifs et révélateurs commence avec une version lente, orageuse, presque Stonesy du tube d’Elvis Presley « Mystery Train. » Ensuite, on trouve sa version du one-hit wonder composé par LaBounty/Freeman et interprété par Michael Johnson, « This Night Can’t Last Forever, » qui montre non seulement que Dylan était au courant des charts AC (Adult Contemporary), mais aussi qu'il s'immergeait dans la pop de l'époque. Cet élan se poursuit avec une autre reprise surprenante et un succès AC, « We Just Disagree » de Dave Mason. Après une prise de son propre « Let’s Keep It Between Us » (inoubliablement repris par Bonnie Raitt en 1982), Dylan se lance dans une reprise très sérieuse et très crédible du célèbre « Sweet Caroline » de Neil Diamond, dont l'étrangeté dans le catalogue de Dylan n'est éclipsée que par son album de Noël de 2009, Christmas in the Heart. Enfin, il y a une version lente et bluesy de « Fever », le même morceau qui fut le succès du premier album post-army d’Elvis Presley, Elvis is Back de 1960, qui fut également le premier album de Presley enregistré en stéréo.
Infidels, qui a été universellement acclamé lors de sa sortie, et Empire Burlesque, qui ne l'a pas été, marquent également une rupture dans la manière dont Dylan produisait ses albums. Alors qu'il préférait auparavant enregistrer tout en direct en studio, en une seule prise, avec tout le groupe jouant en même temps, il a essayé ce qu'il appelait « l'autre méthode. » Pour ces sessions, chacun a enregistré ses parties séparément, utilisant des overdubs pour corriger des éléments, avant de tout mixer ensemble. Malheureusement, dans un scénario fréquent des débuts de l'enregistrement numérique—une époque où la bande et tout ce qui était analogique étaient soudainement jugés dépassés par les studios—le système numérique 32 pistes utilisé pour capturer Infidels est depuis devenu complètement obsolète, sans aucune machine capable de lire les bandes originales. Depuis le début, le son d’Infidels, et surtout d’Empire Burlesque, a été source de controverse, en particulier parmi les audiophiles. Les chansons d’Empire Burlesque sont nettement meilleures que ne le laisse entendre la production. Là où les fans du numérique (ou ceux qui n'y prêtaient pas attention) appréciaient ce qu'ils entendaient, d'autres considéraient ces albums comme des exemples parfaits des excès du numérique naissant : trop brillants, trop de réverbération, trop de sons de batterie retravaillés.
Les sessions couvertes par Springtime in New York témoignent d'un retournement remarquable dans une carrière que de nombreux fans pensaient à l'époque avoir peut-être fait plus que simplement trébucher. Infidels et Empire Burlesque prouvent que, comme beaucoup des artistes musicaux les plus transcendants, la capacité de Dylan à se réinventer et à se renouveler était résiliente et magistrale. À propos de sa soi-disant période religieuse, il a déclaré plus tard à Newsweek : « Voilà la vérité toute simple : je trouve la religiosité et la philosophie dans la musique. Je ne les trouve nulle part ailleurs. Des chansons comme “Let Me Rest on a Peaceful Mountain” ou “I Saw the Light” — c'est ça, ma religion. Je n'adhère pas aux rabbins, aux prédicateurs, aux évangélistes, tout ça. J'ai appris plus des chansons que de n'importe quelle de ces entités. Les chansons sont mon lexique. Je crois en les chansons. »
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