
Saul Marantz est né le 7 juillet 1911 à Brooklyn, dans l'État de New York. Sa vie allait devenir le témoignage éclatant de l'idée que l'artisanat, l'art et la technologie pouvaient converger vers un seul et noble objectif : la fidélité – non seulement au son, mais à l'expérience même de l'écoute.
Pourtant, si un jeune Saul avait entendu qu'il deviendrait un jour le père de l'audio haute fidélité, il aurait sans doute ri. Ses premières passions tournaient autour du design visuel. Graphiste de métier, Marantz avait un sens aigu des proportions, de la symétrie et de l'élégance. Il insufflera plus tard ces sensibilités dans tout ce qu'il touchait, des panneaux raffinés de ses équipements audio aux mises en page sophistiquées de ses publicités imprimées. Mais déjà, les germes de ses futures obsessions étaient présents. Il aimait la musique avec la même intensité que le design. Guitariste classique en herbe, il qualifia un jour son travail de « lettre d’amour à la musique ».
Cette lettre d’amour, pourtant, n’était pas préméditée. Elle naquit d’un accident.
Le bricolage au service du génie
Après avoir servi dans le Pacifique pendant la Seconde Guerre mondiale, Marantz et sa femme Jean s’installèrent dans une modeste maison à Kew Gardens, dans le Queens. Comme beaucoup d’anciens combattants, il était animé d’une certaine fébrilité, en quête d’un projet pour occuper ses mains et son esprit. Un jour, il arracha la radio de sa Mercury 1940. Ce n’était pas un acte de destruction, mais de transformation. Saul voulait adapter la radio de sa voiture pour un usage domestique et, pour cela, il devait concevoir une alimentation électrique entièrement nouvelle. Il y parvint, bien sûr – Saul avait le don de rendre possible l’impossible. Mais surtout, il venait de se découvrir une passion.
Dans son sous-sol, Saul se mit à expérimenter. Ses mains devinrent ses instruments, soudant des fils et assemblant des circuits à la manière d’un maestro dirigeant un orchestre. Jean plaisantait souvent en disant que leur sous-sol ressemblait plus à un laboratoire qu’à un véritable espace de vie. C’est dans ce laboratoire improvisé que naquit l’Audio Consolette.
La Consolette ne ressemblait à rien de ce qui existait sur le marché. C’était un préamplificateur à sept entrées, permettant de connecter aussi bien des phonographes que des téléviseurs, tout en offrant plusieurs courbes d’égalisation pour les disques. À l’époque, aucune norme n’existait pour l’égalisation des disques, et la création de Saul s’attaquait de front à ce chaos. Ce qu’il n’avait pas anticipé, c’était l’engouement. Il construisit 100 unités, pensant répondre aux besoins d’un marché de niche. Elles se vendirent presque immédiatement. Très vite, des commandes pour des centaines d’autres affluèrent.

Du sous-sol au succès
En 1953, Saul perfectionna l’Audio Consolette pour en faire le Modèle 1, le premier préamplificateur à intégrer la nouvelle courbe d’égalisation phono standard RIAA. Avec des commandes en pleine explosion, il quitta son sous-sol pour installer sa production dans une véritable usine. Pourtant, son exigence de perfection ne faiblit jamais.
Le moment n’aurait pas pu être mieux choisi. L’Amérique de l’après-guerre était en plein essor, et le mouvement Hi-Fi gagnait du terrain. Les mélomanes, disposant d’un revenu confortable, étaient prêts à investir dans un son de qualité. Mais Saul ne considérait pas ses clients comme de simples acheteurs. Pour lui, ils étaient des partenaires dans une mission commune : sublimer la musique.
Cette philosophie transparaissait dans chacun de ses produits. Le préamplificateur Modèle 7, lancé en 1958, devint instantanément un classique, avec une conception de circuit unique et une qualité sonore impeccable. Plus de 130 000 unités furent vendues, et il demeure l’un des préamplificateurs les plus vénérés de l’histoire. Deux ans plus tard, l’amplificateur monobloc Modèle 9 fit son apparition, offrant 70 watts de puissance pure et sans distorsion – une prouesse d’ingénierie qui établit une nouvelle norme.
Le travail de Saul n’était pas seulement fonctionnel, il était aussi esthétiquement remarquable. Sa formation de graphiste imprégnait ses créations d’une élégance rare dans le monde de l’électronique. Les boutons tournaient avec une précision satisfaisante. Les cadrans émettaient une lueur chaleureuse, presque vivante. Même la typographie des panneaux était choisie avec le plus grand soin. Saul comprenait que le design ne se limitait pas à l’apparence : il s’agissait de créer un lien entre l’utilisateur et la machine.

L'accordeur 10B et le coût de la perfection
Puis vint le tuner FM Modèle 10B, le chef-d’œuvre de Saul – et sa chute. Sorti en 1964, le 10B était tout simplement révolutionnaire. Conçu en collaboration avec l’ingénieur radio Richard Sequerra, il établit une nouvelle référence en matière de performances FM. Sa capacité à capter des signaux faibles avec une clarté cristalline était inégalée, et il intégrait un oscilloscope pour un réglage ultra-précis. Critiques et passionnés l’ont salué comme le meilleur tuner jamais fabriqué.

Mais le génie a un prix. La production du 10B était exorbitante. Même lorsque son prix atteignit 750 $ – une petite fortune à l’époque – Saul perdait de l’argent sur chaque unité vendue. Son perfectionnisme avait donné naissance à un chef-d’œuvre que le marché ne pouvait pas absorber. La pression financière était immense. Cette même année, Saul vendit son entreprise à Superscope pour 3 millions de dollars.
C’était un moment doux-amer. Saul avait fait de Marantz un symbole de qualité, mais les réalités du monde des affaires lui avaient forcé la main. Il resta un temps « président émérite », mais en 1967, il rompit complètement les liens. Superscope délocalisa la production en Californie et commença à sous-traiter au Japon, privilégiant l’accessibilité au détriment de l’excellence artisanale. Pour les puristes, la magie de Marantz ne fut plus jamais la même.
Le mentor et l'innovateur
Saul aurait pu prendre sa retraite à ce moment-là, son héritage étant assuré. Mais ce n’était pas son style. Dans les années 1970, il s’associa à l’ingénieur aérospatial Jon Dahlquist pour lancer les enceintes DQ-10, un modèle révolutionnaire combinant des haut-parleurs à alignement de phase et une esthétique époustouflante. Les DQ-10 étaient une déclaration en soi, prouvant une fois de plus qu’un design d’exception pouvait élever la technologie au rang d’art.

Même à un âge avancé, Saul n’a jamais cessé d’expérimenter. En 1996, il s’associa au légendaire designer John Curl pour fonder New Lineage Corporation, mais son retour dans l’industrie fut de courte durée. Saul Marantz s’éteignit le 17 janvier 1997, à l’âge de 85 ans. Sa disparition marqua la fin d’une époque, mais son influence perdure.
Un héritage qui résonne
Aujourd’hui, les équipements vintage Marantz restent très convoités, non seulement pour leurs performances, mais aussi pour ce qu’ils incarnent. L’éclat chaleureux d’un Modèle 10B, le clic satisfaisant d’un bouton du Modèle 7 – ce ne sont pas de simples reliques. Ce sont les témoins d’une époque où l’artisanat comptait, où l’innovation était portée par la passion plutôt que par le profit.
L’histoire de Saul Marantz ne se résume pas à des circuits et des schémas. C’est celle d’un homme qui croyait en la beauté, qui transforma son sous-sol en une cathédrale du son et qui refusa tout compromis – même lorsque cela lui coûta tout.
Et tant qu’il y aura des amoureux de musique – des passionnés, des vrais – l’héritage de Saul continuera de résonner, clair et pur, comme une note parfaitement accordée dans un monde empli de parasites.

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