L'un des principaux faits marquants de l'industrie musicale du 21e siècle est celui de la continuelle découverte, de la restauration sonore et de la sortie d'enregistrements, jusqu’alors inconnus, provenant de sessions studio ou de concerts en direct. Les progrès constants de la technologie numérique nous ont permis de récupérer des bandes d’enregistrement « live » autrefois considérées comme inférieures sur le plan sonore et de rafraîchir des enregistrements de studio oubliés ou laissés de côté. Les maisons de disques, les successions des artistes et même les artistes eux-mêmes ont commencé à autoriser et à approuver des documents inédits en vue d'une sortie légitime ; agissant en même temps comme une incitation supplémentaire à la réédition. Parmi les nombreux exemples récents, citons une réédition remastérisée de Fleetwood Mac, Rumors, sortie en 2019 et accompagnée d'un concert live complet de leur tournée de 1977 et de plus de 30 pistes additionnelles de pièces non retenues dans la version originale, de prises alternatives et de démos. En 2020, une réédition de Summerteeth de Wilco ajoute même une touche de marketing : les versions LP et CD contiennent des concerts différents.
La courroie d’entrainement de cette tendance est le Record Store Day (RSD), qui attire les collectionneuses et collectionneurs, ainsi que les fans de ¨bands¨ en leur promettant des rééditions et des éditions limitées composées partiellement sinon entièrement de contenus inédits. Personne ne sait combien de temps ils pourront maintenir cette tendance, mais en juillet, lors de la deuxième édition de RSD de l’été (en effet, le RSD devient peut-être trop compliqué et trop fréquent pour son propre bien, mais c'est pour une autre rubrique), l'un des titres inédits qui valait la peine d'être découvert, du moins pour les amateurs de jazz, était Bill Evans, Behind the Dikes, The 1969 Netherlands Recordings ; avec le grand pianiste de jazz et son trio original, composé du batteur Marty Morrell et du bassiste Eddie Gomez.
À quelques exceptions notables près, comme le super-fan de Charlie Parker, Dean Benedetti, qui transportait un graveur de disques et un magnétophone dans les clubs de jazz et enregistrait uniquement les solos de Bird. La plupart des enregistrements de jazz non découverts et non publiés proviennent d'émissions de radio, de bandes de concerts ou, à de rares occasions, d'un album studio qui pour une quelconque raison n'a jamais été publié. La publication des enregistrements d'Hilversum de 1969 par Elemental Records sous une forme légale (des bootlegs de qualité inférieure circulaient alors depuis des années) m'a donné une excuse pour contacter le producteur du projet, mon vieil ami Zev Feldman. Un homme humble et sympathique mais extrêmement débrouillard que j'ai un jour surnommé le « Indiana Jones du jazz ». Au cours de la dernière décennie, Zev Feldman est devenu une petite célébrité du domaine en tant qu’explorateur intrépide qui trouve et diffuse des trésors du jazz inconnus ou précédemment piratés.
« À certains égards, je vois cela comme une manière de redresser les torts du passé, » a déclaré Feldman il y a quelques semaines lors d’un appel depuis son domicile de Los Angeles. « Il y a eu des copies pirates pour une grande partie de ce que je fais. Les musiciens n’ont jamais été payés. Les membres de la famille [liés à la succession] n’ont jamais été payés. Le son était terrible. Et, pire encore, la plupart de ces copies étaient accompagnées d’un emballage de mauvaise qualité – un travail bâclé – quelque chose de franchement indésirable. »
« Seul un très faible pourcentage de fans ont déjà entendu la musique contenue dans mes projets. En réalité, seuls les super collectionneurs l’ont fait. Donc, pour la grande majorité des gens dans le monde, c’est une chance de découvrir quelque chose de nouveau. Mais plus encore, ils vont l’obtenir dans une édition définitive. J’essaie d’être honnête envers la musique et envers les fans prêts à investir. Je ne peux évidemment pas mener à bien ces projets si les gens ne les achètent pas. »
En tant que co-président du label californien Resonance Records, Feldman, qui a également réalisé des projets pour d'autres labels tels qu'Elemental, Real Gone, Blue Note, Verve et Reel-To-Reel, continue de dénicher des sessions d'enregistrement et des concerts de jazz inédits. Au fil du temps, grâce aux pistes qu’il a explorées et à l’affection que le public européen porte à Bill Evans, il a développé une spécialité comptant désormais sept projets dédiés au défunt pianiste. Doux de nature, mais complexe sur le plan émotionnel et souvent dépendant aux drogues, Evans, brillant et inventif, est surtout connu comme la voix au piano sur l’album légendaire Kind of Blue de Miles Davis. Dans le monde en constante évolution du piano jazz, Evans a exercé une influence majeure grâce à son utilisation des accords en bloc et de ses harmonies évocatrices. Ses interprétations élégantes d’un répertoire bien connu lui ont donné une accessibilité qui échappait à des contemporains tout aussi brillants, comme Thelonious Monk. Les notes de pochette de Behind the Dikes soulignent les pôles du génie d’Evans : « émotion et contrainte, simplicité et structure ». Bien qu’une minorité affirme que la musique d’Evans est trop répétitive, qu’elle « sonne toujours de la même façon », je dirais qu’ils n’écoutent pas assez attentivement. La subtilité était son plus grand don. Sa capacité infinie à nuancer et à inventer des mélodies est souvent à couper le souffle.
Behind the Dikes est disponible en versions 2 CD ou 3 LP, offrant le son clair et expansif typique des productions de la radio publique néerlandaise (bien que la batterie de Morrell provoque parfois des distorsions). L’album documente deux performances distinctes : l’une où Evans joue avec son trio, et l’autre avec le Metropole Orkest, un orchestre de 50 musiciens. Le tout a été financé par la radio publique néerlandaise. Bien que la seule interprétation enregistrée connue d’un morceau de Duke Ellington par Evans soit l’attrait principal pour les collectionneurs, le reste de l’album montre Evans à son meilleur, dans toute sa finesse et sa retenue. Outre des versions magistrales de classiques de son répertoire, comme Waltz for Debby, il revisite des standards du jazz tels que ’Round Midnight et My Funny Valentine. Grâce à l’un de ses talents uniques, il réharmonise et étire à l’extrême les arrangements de deux thèmes de bandes originales de films : Alfie et Love Theme from Spartacus. Un autre moment fort est son interprétation avec l’Orkest de la Pavane, op. 50 de Gabriel Fauré, une pièce nommée d’après une danse espagnole.
Alors qu’il vient de terminer la réédition de Live at The Lighthouse de Lee Morgan, un coffret de huit CD ou 12 LP, Feldman poursuit son travail multitâche titanesque avec une quarantaine de projets déjà en cours. Lorsqu’on lui demande de citer des noms, il énumère des artistes de premier plan tels qu’Albert Ayler, Charles Mingus et Chet Baker, ainsi que deux autres projets autour de Bill Evans dont la sortie est imminente.
« Il y a des bandes et du contenu incroyable disséminés un peu partout, il suffit de les trouver », explique Feldman. « Ensuite, il faut faire preuve de diligence raisonnable. Il faut négocier. Et puis, il y a toute la curation de la présentation : le son, l’emballage, les photographies, le journalisme musical d’investigation. C’est vraiment passionnant et cela a littéralement changé ma vie. Et il y a encore tellement d’autres choses que je veux faire, même dans le domaine de la musique classique. Je vais continuer à placer la barre toujours plus haut. »
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