L’auditeur — artiste de la reproduction?

La technologie de l'enregistrement de scènes en haute fidélité a révolutionné la façon dont la musique est produite, jouée et vécue. Du point de vue de l'expérience musicale, à l'ancien modèle consistant à assister à un concert en direct s'est ajoutée la possibilité d'écouter une performance enregistrée. Dans ce nouveau modèle, le rôle et la situation de l'auditeur ont été profondément transformés ; avec les enregistrements, l'écoute a été...

L’auditeur — artiste de la reproduction?


La scène haute-fidélité

L'enregistrement sonore a certainement révolutionné la façon dont la musique est produite, diffusée et consommée. Du point de vue de la consommation, au modèle préexistant du concert en direct s'est ajouté celui de l'écoute de musique enregistrée. Dans ce nouveau modèle, le rôle et la situation de l'auditeur se sont trouvés profondément transformés: on assiste à la privatisation de la situation d'écoute, à une libéralisation du choix de son lieu, de son moment, de ses conditions. L'auditeur, n'étant plus lié par les conventions du concert, peut exprimer davantage sa propre personnalité au travers de ses choix de consommateur.

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Bien que ce nouveau rôle plus actif de l’auditeur soit réel, à première vue, il pourrait paraître exagéré de le considérer comme une nouvelle forme de travail artistique. Pourtant, dans le cas de certains groupes particuliers, notamment la scène haute-fidélité, où l’on recherche un idéal véridique subjectif, le maître d'œuvre à l'étape de la reproduction n’est nul autre que l'auditeur. Il est le principal responsable de l’étape de reproduction. On pourrait même établir un parallèle entre les processus de production et de reproduction. Tout comme le réalisateur est celui qui chapeaute la production d’un enregistrement, l'auditeur est celui qui chapeaute sa reproduction — c'est lui qui choisit les composantes du système de reproduction utilisées, l'emplacement du système, les formats qu’il jouera, et l’idéologie de reproduction qu’elle préconise. Dit autrement, si le réalisateur est responsable du résultat de la production, c'est l'auditeur qui est quant à lui responsable du résultat de la reproduction.

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Dans « Getting Sound : The Art of Sound Engineering »[1], Albin Zak considère l'ingénierie sonore comme un véritable langage, où la signature sonore de chaque appareil, ainsi que chaque technique d'enregistrement ou de mixage, nécessite un « vocabulaire audio ». Si l'on poursuit le parallèle entre production et reproduction, on se rend compte que ce même langage existe aussi à l'étape de la reproduction — comme pour l'ingénieur sonore, l'auditeur doit lui aussi développer son « vocabulaire audio » pour en arriver à composer non pas le son enregistré, mais le son reproduit.

Tous les auditeurs, ou consommateurs, ne jouent pas nécessairement un rôle artistique aussi actif que celui décrit ici. La plupart se contentent d'utiliser des systèmes assemblés par d'autres ou choisissent leur système en fonction de critères tels que la portabilité, l'esthétique visuelle ou la facilité d'utilisation. Il existe cependant certains auditeurs pour qui la reproduction s'est véritablement élevée au niveau d'un art. Ces auditeurs sont devenus, en quelque sorte, des professionnels de la reproduction sonore.

Je vous présente un modèle du processus phonographique que j’ai développé lors de mes recherches sur la haute-fidélité. Ce modèle, que j’appellerai ici le modèle graphophonique, est basé sur la définition que donnait Stephen Cottrell en 2009 de la phonomusicologie: « l’étude de la musique enregistrée, incluant ses contextes de production et ses modèles de consommation »[1]. Dans cette définition se trouve une division tripartite de l'étude de la musique enregistrée qui constitue l'un des fondements du modèle:

● Contexte de production: le ou les sons originaux sont captés ou synthétisés, transformés et mélangés jusqu'à l'obtention d'un produit final: le phonogramme, c’est-à-dire l’enregistrement.

● Objet: ce phonogramme constitue le lien entre la production et la reproduction. On peut le considérer à deux niveaux: à un niveau plus concret, il s'agit du support physique ou virtuel (le cylindre, disque, cassette ou fichier audio). À un niveau plus abstrait, il s'agit de la musique contenue sur ce support.

● Contexte de reproduction: enfin, à l'étape de la reproduction, la musique enregistrée contenue sur le phonogramme est retransformée sous forme acoustique pour l'auditeur.

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La production et la reproduction sont toutes deux constituées d'une chaîne de médiation s'orchestrant de façon similaire sur deux plans: sur le plan technique, la chaîne est constituée des étapes que chacun des signaux audio parcours lors des processus de production et de reproduction. Sur le plan du processus d'enregistrement, qui chapeaute le plan technique, la chaîne est constituée de toutes les étapes de production (préproduction, prise de son, mixage, matriçage) ou de reproduction (choix des composantes du système de reproduction; du lieu, du moment et du contexte d'écoute; des phonogrammes écoutés).

Ensemble, la chaîne de production, le phonogramme et la chaine de reproduction forment en fait une seule et même chaîne d’enregistrement globale.

Enfin, les étapes de la production et de la reproduction peuvent être réalisées à l'aide de différentes idéologies. Pour les besoins de ma recherche sur la haute fidélité, j'ai regroupé toutes les idéologies possibles en trois types :

● La philosophie de médiation: l'expression est empruntée à Jonathan Sterne[2] et désigne une idéologie généralement associée d'emblée à la haute-fidélité, où l'objectif de l’enregistrement est la plus grande transparence possible: à la production, on cherche à ce que le son enregistré soit le plus identique possible au son original. À la reproduction, on cherche à ce que le son reproduit soit le plus identique possible au son enregistré.

● La conception artistique, qui englobe toutes les visions possibles de l'enregistrement où l'objectif est d'utiliser le médium de façon artistique afin de créer un son particulier.

● La chaîne graphophonique, formée du produit des idéologies de la production et reproduction. Si, par exemple, l'objectif d'un auditeur est la transparence parfaite de l'ensemble du processus d'enregistrement, il lui sera nécessaire de trouver des composantes de système produits avec l'idéologie de la philosophie de médiation, car l’auditeur n'a de véritable contrôle que sur la chaine de reproduction. Le choix du système de reproduction est la seule forme de contrôle qu'il peut exercer sur l'idéologie de production.

D’ailleurs, c'est une forme de contrôle que certains groupes, notamment la scène haute fidélité, ont exercé avec une telle passion et dévouement que cela a mené à la naissance de nouvelles industries et a marqué l'évolution technologique et idéologique mondiale de la musique enregistrée.

À mon avis il est possible d'identifier des courants artistiques de production de la reproduction. Le premier de ces courants à avoir vu le jour serait la scène haute-fidélité. Le courant suivant serait la scène DJ, où l'accent de « l’art de la reproduction » a été mis dans un premier temps sur le choix des phonogrammes à faire jouer et, dans un deuxième temps, sur une véritable production de la reproduction avec l'arrivée de l'échantillonnage, du remix et du mashup. Enfin, le phénomène du studio maison peut jusqu'à un certain point être considéré comme un courant hybride où les rôles de réalisateur, d'ingénieur sonore, d'auditeur et de consommateur sont tous remplis par une même personne. Le studio maison représente une libéralisation de la production : le contrôle, auparavant entre les mains d'une industrie relativement restreinte de professionnels, se retrouve petite à petit entre les mains d'un nombre de plus en plus grand de consommateurs producteurs, une situation qui n'est pas sans rappeler celle de la scène haute-fidélité dans les années 1940 et 1950.

Le terme haute-fidélité est, comme son nom l'indique, généralement associé à l'idée de fidélité à un original, ou, comme nous l'avons vu dans mon deuxième texte, à ce que j'ai appelé la philosophie de médiation. Toutefois, le terme en est venu aujourd'hui à englober beaucoup plus. Par exemple, selon David Morton, « de plus en plus, après la Seconde Guerre mondiale, la perception dominante du sens de la fidélité est passée du réalisme dans la reproduction à simplement un son agréable[1]. »

Par souci de clarté, j'ai décidé de m'en tenir à une définition de la haute fidélité sur laquelle tous les passionnés de hi-fi peuvent s'entendre, à savoir que chaque passionné est à la recherche de la meilleure reproduction sonore possible à la maison. La question de savoir si cela se traduit par un son agréable, neutre, réaliste, chaleureux, transparent ou autre dépend de la vision personnelle de l'auditeur et de son idéologie en matière de reproduction sonore. Dans tous les cas, si l'objectif est la meilleure reproduction sonore possible à la maison, il est raisonnable de dire qu'un tel objectif entre dans les paramètres de la haute fidélité. Pour le passionné de haute fidélité, la reproduction sonore est un moyen d'exprimer une vision et une idéologie personnelles de ce qui constitue la meilleure reproduction sonore possible à la maison. En ce sens, le passionné est un consommateur pour qui la reproduction sonore est une quête artistique.

Dès les années 1940 et 1950, des industries se sont formées reliées directement aux deux principaux types d’activités par lesquelles les hifistes atteignent cette meilleure expérience de reproduction possible :


● Le choix des phonogrammes à faire jouer : le concept du phonogramme haute-fidélité apparait dès 1944 et l’industrie correspondante ne tarde pas à suivre.

● Le choix des composantes du système de reproduction, en fonction de leurs signatures sonores particulières. On peut inclure dans ce choix le travail fait par le hifiste sur l'acoustique du lieu de reproduction, et toutes les modifications qu'il pourra apporter aux éléments de son système pour en personnaliser encore plus la signature sonore globale. Il faut dire qu'il y a une forte culture du « faite-le vous même » ou, en bon français, du do-it-yourself au sein de la scène haute-fidélité.

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Pour certains hifistes, l’expérience de reproduction devient même si importante qu'elle est associée à une quête spirituelle ou religieuse, à une illumination, à ce qu'Harvey Rosenberg appelle « l’extase musicale »[2].

Au cours de ce que j'ai appelé dans mes recherches l'âge d'or de la haute fidélité, une période qui s'étend du début des années 1950 au début des années 1980, les passionnés occupent une place prépondérante dans la culture de la lecture musicale ; ils sont considérés comme un groupe d'élite parmi les consommateurs d'équipement audio. Ils dictent les tendances et, en tant que premiers adeptes des nouvelles technologies de reproduction sonore, ils sont considérés comme des précurseurs. La haute fidélité est un passe-temps populaire dans la société en général, mais les passionnés ne se contentent pas de trouver le meilleur son possible parmi les produits proposés par l'industrie audio ; ils contribuent à définir ce son pour les générations futures de produits et de consommateurs.

Dans les années 1950, on assiste à une sorte de libéralisation de la reproduction sonore, à l'image du home studio. Selon Andre Millard, à la fin des années 1940, "la révolution sonore avait pour but de stimuler le marché stagnant de l'après-guerre pour le son enregistré. Une fois cet objectif atteint grâce aux disques microsillons (le LP), il n'y avait plus de raison de continuer à innover"(3). En outre, "une armée de constructeurs de phonographes amateurs"(4) - les passionnés de hi-fi - prend le relais des grands acteurs de l'industrie en matière d'innovation technologique. Dans les années 1950, de nombreuses petites entreprises audio ont vu le jour, souvent avec des passionnés de hi-fi à leur tête. Une industrie distincte s'est formée, qui existe encore aujourd'hui dans le domaine de l'audio grand public haut de gamme. Les produits de cette nouvelle industrie, qu'il s'agisse de matériel assemblé ou de pièces diverses pour les "bricoleurs", étaient principalement destinés à la scène de la haute fidélité, dont la domination quelque peu culturelle en matière de reproduction sonore garantissait que l'industrie qui l'alimentait était également en grande partie dominante. Ainsi, vers la fin des années 1950, l'influence des passionnés a complètement modifié l'industrie audio grand public, dictant non seulement les tendances idéologiques et les développements technologiques en matière de reproduction sonore, mais aussi, dans une certaine mesure, les tendances et les développements en matière de production.

J’espère avoir réussi à démontrer comment l’avènement de l’enregistrement a pu transformer le rôle de l’auditeur ou du consommateur de musique en une activité beaucoup plus participative, pouvant même pour certains groupes d’auditeurs aller jusqu’à constituer un travail artistique au même titre que l’est le travail des musiciens, réalisateurs et ingénieurs sonores lors de la production de l’enregistrement.

Lors d’entrevues que j’ai réalisées dans le cadre de mes recherches sur la haute-fidélité, j’ai constaté que plusieurs hifistes, que je qualifierais de professionnels de la reproduction, étant pour la plupart des leaders d’opinion, des présidents d’entreprise et des designers d’appareil de reproduction reconnus dans le milieu de la haute-fidélité, entretiennent tout de même un certain complexe d’infériorité par rapport aux acteurs de la production. Étant moi-même actif aux deux niveaux de la chaine graphophonique[5], d’une part en tant que réalisateur et ingénieur sonore et d’autre part en tant que hifiste, je suis persuadé que le travail remarquable des artistes de la reproduction mérite autant de considération que celui de n’importe quel musicien ou réalisateur. Ultimement, il n’y a qu’une seule chaîne.

(1) David Morton, Off the Record : La technologie et la culture de l'enregistrement sonore en Amérique(New Brunswick, New Jersey et Londres : Rutgers University Press, 1999), 177.

(2) "L'extase musicale". Harvey Rosenberg, À la recherche de l'extase musicale - Livre 1 : À la maison (Stamford, CT : Image Marketing Group, 1993), 40.

(3) Andre Millard, L'Amérique enregistrée, 209.

(4) "Une armée de constructeurs de phonographes amateurs". Ibid.

(5) "Le graphophonique chaîne de lecture".

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