La nuit où Carl Perkins a donné du panache au rock ‘n’ roll : l’histoire de « Blue Suede Shoes »

La nuit où Carl Perkins a donné du panache au rock ‘n’ roll : l’histoire de « Blue Suede Shoes »


Le 19 décembre 1955, Carl Perkins franchit les portes du Sun Studio à Memphis avec une chanson qui allait devenir une pierre angulaire de l’histoire du rock ‘n’ roll. Mais, comme c’est souvent le cas pour les grands moments musicaux, la création de Blue Suede Shoes n’a pas suivi une trajectoire linéaire. C’était plutôt un enchevêtrement d’histoires, de trajets nocturnes et d’inspirations fortuites. Le résultat ? Deux minutes et demie de rythmes saccadés, de riffs de guitare incisifs et d’une ode pleine d’humour au style personnel — une chanson qui a défini un genre avant même que le rock ‘n’ roll ne sache ce qu’il voulait être.

La légende autour de Blue Suede Shoes est aussi emblématique que le morceau lui-même. Johnny Cash, camarade de label et compagnon de tournée de Perkins chez Sun Records, a longtemps revendiqué la paternité de l’idée. Selon Cash, tout aurait commencé avec un ami de l’armée, CV White, qui débarquait en ville pendant ses permissions en se pavanant dans ses chaussures noires réglementaires qu’il prétendait être en « daim bleu » pour l’occasion. « Ne marchez pas dessus », prévenait White, protégeant ses chaussures avec une ferveur quasi religieuse. Cash était convaincu que cette phrase avait le potentiel d’un tube et en parla à Perkins lors d’un trajet à travers l’Arkansas. Mais, d’après Perkins, il n’avait pas tout de suite perçu le potentiel de l’idée.

Selon Perkins, tout aurait commencé dans un minuscule club de Jackson, dans le Tennessee. Il jouait un concert sans scène — juste un coin aménagé avec son ampli posé de manière précaire sur le sol — lorsqu’il a entendu un garçon lancer à sa cavalière de ne pas s’approcher de ses chaussures toutes neuves. Ce souvenir lui est resté en tête. Ce soir-là, Perkins s’est assis pour écrire les paroles, mêlant la simplicité d’une comptine au rythme et à l’audace d’un nouveau genre musical en pleine ébullition dans le Sud.

Lorsque le groupe de Perkins entre au Sun Studio le 19 décembre, la chanson déborde littéralement d’énergie. Le jeu de guitare de Perkins, ancré dans un phrasé blues, est porté par ce que le batteur W.S. « Fluke » Holland décrivait comme leur style de jeu « fait maison ». Les imperfections faisaient partie intégrante de la magie. Les pauses dans l’introduction — « One for the money, two for the show, three to get ready, now go, cat, go! » — n’étaient pas intentionnelles : elles provenaient simplement du fait que Holland, peu habitué à compter, tentait de suivre le rythme. Sam Phillips, l’homme célèbre pour avoir découvert Elvis Presley, a immédiatement vu dans ces particularités la clé du rockabilly. Là où d’autres producteurs auraient cherché à tout lisser, Phillips a préféré conserver cette spontanéité, allant même jusqu’à modifier les paroles, troquant « go, man, go » contre le plus percutant « go, cat, go ». Ce n’était pas parfait, mais c’est précisément ce qui en a fait un chef-d’œuvre.

Sortie en janvier 1956, Blue Suede Shoes fut une sensation immédiate. En mars, elle atteignit la deuxième place du Billboard Top 100, devancée de peu par Heartbreak Hotel d’Elvis Presley. Mais la chanson a marqué bien plus qu’un simple succès dans les classements : elle a incarné un véritable moment culturel. Partout dans le pays, les jeunes dansaient sur son rythme entraînant, tandis que son humour incisif et rebelle trouvait un écho dans une Amérique prête à tourner la page du conformisme de l’après-guerre.

Elvis lui-même a enregistré la chanson peu de temps après, l’interprétant à la télévision nationale devant des millions de téléspectateurs dans des émissions telles que The Dorsey Brothers Stage Show et The Milton Berle Show. Elle est devenue le morceau d’ouverture de son premier album. Et bien que son interprétation soignée ait propulsé la chanson à des sommets encore plus grands, la version originale de Perkins est restée le battement de cœur brut et authentique du rockabilly.

Il y a quelque chose de presque mythique dans la façon dont Blue Suede Shoes a vu le jour. W.S. Holland, dernier membre survivant du groupe de Perkins, se remémore ces jours chaotiques et fondateurs avec un sourire. « J’ai entendu trois ou quatre versions de presque tout ce qui s’est passé à cette époque », dit-il en riant. « Mais je me souviens d’une chose : quand Sam Phillips entendait quelque chose de différent, il n’essayait jamais de le corriger. Il laissait toujours les choses telles quelles. » Cette volonté d’embrasser la magie désordonnée et imparfaite des débuts du rock ‘n’ roll est ce qui a donné à Blue Suede Shoes sa puissance intemporelle.

Même les limites de l’enregistrement ont contribué à son charme. Holland a reconnu que le groupe n’avait pas l’expérience nécessaire pour concevoir des arrangements sophistiqués, mais la simplicité brute — ce qu’il appelait « la seule façon dont nous savions jouer » — est précisément ce qui faisait ressortir le morceau. Ce mélange de country, de blues et d’un quelque chose de totalement inédit était bien plus qu’une simple chanson : c’était le son d’une révolution.

Pour Carl Perkins, Blue Suede Shoes fut à la fois un succès décisif dans sa carrière et un chapitre empreint d’amertume. Alors que le single grimpait dans les classements, un accident de voiture en mars 1956 laissa Perkins hospitalisé, l’empêchant de profiter pleinement de sa notoriété naissante. Bien que sa carrière ait continué de manière sporadique, la chanson, elle, a traversé les époques, immortalisée non seulement par la version emblématique d’Elvis, mais aussi par son rôle de pierre angulaire dans l’histoire des débuts du rock ‘n’ roll.

Ce qui fait que Blue Suede Shoes perdure, ce n’est pas seulement son rythme entraînant ou ses paroles pleines d’esprit, mais la manière dont il capture un moment où la musique brisait ses anciennes contraintes, où la rébellion commençait à adopter un rythme sur lequel on pouvait danser. Des décennies plus tard, alors que son tempo tourne en boucle sur des vinyles, dans des juke-boxes ou sur des plateformes de streaming, une chose demeure : Blue Suede Shoes de Carl Perkins n’est pas qu’une simple chanson. C’est le son du rock ‘n’ roll trouvant sa voix.

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