J’ai un ami qui n’écoute que de la musique classique. Un jour, je lui ai fait écouter la musique de John Coltrane, un géant du jazz. En l’honneur de ce légendaire saxophoniste, la pièce que je choisis n’était nul autre que Giant Steps. Tandis qu’il l’écoutait, je me demandais ce que j’allais bien manger. J’avais nul doute que lorsque mon ami finirait ladite chanson, qu’il serait complètement renversé et me serait éternellement reconnaissant de lui avoir ouvert les yeux sur un nouveau monde. Étant Coréens, il insisterait pour me payer le lunch, alors qu’est-ce qu’on ira manger? Chinois? Italien? Coréen peut-être?
Au contraire, il me surprit avec ce commentaire dénué de logique :"C’est juste du bruit, c’est exactement pourquoi Bruno Walter, le fameux chef d’orchestre, a dit que le jazz était la musique du diable!"
Avec le temps, j’ai connu beaucoup d’amateurs de jazz et de passionnés de musique classique. Je trouve très fascinant le fait qu’il semble bien plus facile pour les amateurs de jazz de tomber en amour avec la musique classique que le contraire. Du moins, avec le jazz typique où les solos instrumentaux improvisés dominent la majorité du spectacle. Pourtant, c’est avec ce type de jazz que les vrais passionnés purs et durs sont le plus amourachés et décrivent comme le vrai jazz.
Certes, la grande majorité des gens ne sont pas naturellement attirés par ce genre de jazz. Ceux qui écoutent exclusivement de la musique classique, du monde que je considère généralement comme étant patient avec la musique qui ne leur est pas familière, ne sont pas différents. J’imagine, et j’en suis témoin, que les personnes qui écoutent régulièrement des chansons; de 3 à 6 minutes avec des paroles, ont souvent peu de patience avec les solos de jazz. Leur première impression avec le jazz peut se décrire en un mot : chaotique. On a l’impression que les musiciens jouent n’importe quoi. Et ce n’est pas si loin de la vérité.
Il y a le jazz et il y a la musique occidentale traditionnelle que l’on écoute généralement. Le rock, le pop, le country, le hip-hop, etc. On peut appeler ce type de musique de la musique "non-improvisée", même si souvent on retrouve un court solo improvisé au milieu de la chanson.
Alors quelle est la différence entre le jazz et la musique non-improvisée? En gros, cette dernière s’apparente plutôt à regarder une pièce de théâtre se dérouler devant nos yeux, tandis qu’écouter du jazz s’apparente plus à une soirée entre amis. Tout comme une pièce, qui est un produit de la pratique des acteurs basé sur un script pré-écrit, la musique non-improvisée est un produit de la pratique des musiciens basé sur des notes de musique, qu’elles soient écrites ou mémorisées; soit exactement le contraire du jazz.
Quand vous sortez prendre une bière avec vos amis, vous ne pratiquez pas ce que vous allez vous dire les uns les autres juste avant de sortir. Vous vous pointez et vous parlez de ce qui vous passe par la tête. Les mots ne sont pas prédéterminés, c’est de l’improvisation. Et c’est ce qui rend une soirée entre amis si agréable et si pure.
Le jazz est pareil. Ce n’est pas rare pour des musiciens de jazz de faire un spectacle ou d’enregistrer un morceau sans jamais avoir pratiqué avant. Parfois, ils décident même de ce qu’ils devraient jouer au moment qu’ils se rencontrent. Et quand ils font une répétition, ce n’est pas linéaire non plus. Comme une soirée entre amis, où on a une vague idée de ce qui s’en vient mais sans plus. Avec le jazz, les musiciens s’entendent sur la base et se laisse aller selon l’inspiration du moment.
Écouter de la musique non-improvisée, c’est écouter ce que le musicien a préparé pour nous, l’auditeur. Tandis qu’écouter du jazz, c’est un peu comme de mettre son oreille sur la porte d’une pièce remplie de musiciens qui ne se connaissent pas, mais qui s’amusent tout de même, qui parlent fort tout en s’écoutant les uns les autres. C’est exactement pourquoi le jazz est si déroutant. Lorsqu’on écoute un de ses solos interminables, on pourrait se croire à une table en train d’écouter des étrangers, qui ont bu un peu trop, vous raconter leurs vies, de façon qui semble ne plus en finir.
Mais, si vous portez attention aux conversations de ces étrangers, plein de choses se disent. Ils rient, ils parlent du bon vieux temps. Quelqu’un crie, puis quelqu’un pleure, les émotions s’enchainent; comme le jazz.
Et voilà la beauté du jazz; c’est une beauté qui ne peut être transmise par écrit, qui doit s’inventer sur le moment. Ces émotions sont bien différentes de celles évoquées par des scripts préétablis. Si écouter de la musique non-improvisée est d’écouter le résultat, écouter du jazz est d’écouter le procédé.
Quand la qualité sonore est à point, cette singularité émotionnelle, qu’est le jazz, transpire incroyablement. Le son qui sort d’un piano Steinway est complètement différent si un pianiste de jazz y joue un morceau improvisé ou qu’un pianiste classique y joue une sonate de Beethoven. C’est la différence entre regarder un chef préparer votre repas, pour ensuite le savourer ou simplement recevoir son repas et le manger.
Dans ma vie, j’ai souvent essayé d’atteindre certains résultats avec mes relations personnelles, mes projets ou mes ambitions. Lorsque je n’atteignais pas le résultat désiré, je me retrouvais inévitablement déçu sinon fâché. Mais, je sais maintenant que la vie n’est pas seulement une question de réussite. C’est plutôt comme surfer, comme un surfeur qui regarde les hauts et les bas de sa vague et s’y ajuste en conséquence, nous devons regarder les différents phénomènes autour de nous et nous y adapter. En d’autres mots, et vous me voyez venir, la vie s’apparente bien plus au jazz qu’à la musique non-improvisée.
Mon ami n’a pas encore réchauffé son cœur au jazz, mais il m’a tout de même payé le lunch cette journée. Un mince prix de consolation, mais tout de même mieux que rien. Savourons les petites victoires.
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