
Dans les rues rugueuses du Londres d’après-guerre, où les clubs de jazz résonnaient sous une façade de cols raides et de chapeaux melon, une révolution discrète était en train de naître. Elle ne se trouvait pas dans les speakeasies enfumés ni dans les galeries d’art avant-gardistes, mais dans les ateliers silencieux des ingénieurs radio et les salles de réunion des hommes d'affaires ambitieux. Le 18 octobre 1922, alors que la British Broadcasting Company prenait forme, le doux bourdonnement des tubes à vide en chauffe annonçait l’aube d’une nouvelle ère prête à être transmise dans les foyers.
Imaginez la Grande-Bretagne à cet instant : une nation oscillant entre les ombres de la Grande Guerre et l’aube de la modernité. La population aspirait à une connexion, un fil unificateur pour recoudre leurs réalités fragmentées. C’est là qu’intervint un groupe hétéroclite de fabricants de matériel radio — Marconi, Metropolitan-Vickers, General Electric, Western Electric et British Thomson-Houston —, concurrents par nature mais unis par une vision commune. Ils s’associèrent pour former la BBC, non pas par pur altruisme, mais dans l’espoir de vendre davantage de postes de radio. Pourtant, dans leur quête capitaliste, ils déclenchèrent un phénomène culturel.
Le gouvernement, craignant une anarchie des ondes non régulée, accorda à ce consortium un monopole sur la radiodiffusion britannique. C’était un geste calculé, une poignée de main entre l’innovation et l’ordre. À la tête de cette initiative se trouvait John Reith, un Écossais au visage sévère et à l’éthique de travail inflexible. Engagé en décembre 1922 comme directeur général, Reith avait pour ambition d’éduquer et d’informer, d’élever les masses. Sa philosophie ? L’équivalent radiophonique de manger ses légumes avant le dessert.

Le premier bulletin officiel de la BBC crépita dans les airs le 14 novembre 1922, lorsque Arthur Burrows lut les nouvelles depuis un studio de fortune à Londres. Mais ce n’était pas la première fois que des voix traversaient les ondes. Des transmissions expérimentales, initiées dès 1920 par la Wireless Telegraph Company de Marconi, laissaient déjà entrevoir le potentiel inexploré de ce nouveau média. Les premières émissions étaient modestes — quelques bulletins d’information, des rapports météorologiques et des extraits musicaux — mais elles capturèrent l’imagination d’un public avide de connexion.
Les premiers auditeurs devaient surmonter un labyrinthe de défis techniques. Il n’existait pas encore de fréquences radio dédiées, et les interférences étaient monnaie courante. Les passionnés se débattaient avec des postes à galène encombrants, ajustant les détecteurs à pointe de chat pour capter un faible signal au milieu du statique. Pourtant, le public britannique fut captivé. Des clubs de radio amateurs poussaient comme des champignons, et les conversations de dîner se tournaient vers les merveilles de cette nouvelle technologie.
Dès 1923, la BBC s’étendait rapidement. Des stations régionales virent le jour à Manchester et Birmingham, rendant les émissions accessibles à un plus grand nombre d’auditeurs à travers le pays. En septembre de la même année parut le premier numéro du Radio Times, une publication devenue la bible des passionnés de radio, listant les programmes et proposant des articles approfondissant l’engagement du public envers la radiodiffusion.

Le contenu était aussi éclectique qu’expérimental. Des concerts en direct, des pièces de théâtre, des conférences sur la gestion du budget familial — la BBC s’efforçait de répondre à une grande variété d’intérêts. En 1924, elle diffusa la première pièce radiophonique de l’histoire, Danger de Richard Hughes, repoussant les limites de ce qui pouvait être accompli par le seul son. L’année suivante, l’« Expérience de Daventry » étendit la portée des émissions, prouvant que la transmission à longue distance était possible. Ce n’était pas seulement une réussite technique, c’était aussi un égaliseur culturel. Un fermier en Cornouailles pouvait désormais écouter le même concert qu’un mondain à Kensington.
La première diffusion des Proms en 1927 rendit la musique classique accessible à tous, transformant cette institution élitiste en trésor national. La programmation pour enfants prit forme avec Children's Hour, reconnaissant ainsi l’importance du jeune public et formant des générations avec des histoires et des chansons.

Mais avec cette croissance vinrent des difficultés. Les leaders religieux s’inquiétaient de voir les programmes du dimanche concurrencer la fréquentation des églises. Les politiciens débattaient des implications de ce média inconnu, craignant son influence sur l’opinion publique. Les artistes et les musiciens étaient confrontés à l’idée que leurs œuvres soient diffusées librement, remettant en question les notions de propriété et de rémunération — un présage des dilemmes numériques actuels.
En 1927, la BBC se transforma pour devenir la British Broadcasting Corporation, grâce à une charte royale qui consacrait son rôle de service public. John Reith devint son premier directeur général, et sa mission « informer, éduquer, divertir » devint le mantra de la BBC. Elle n’était plus simplement un porte-voix pour les fabricants, mais une institution nationale, reflétant la société britannique et, parfois, la scrutant à la loupe.

La création de la BBC ne changea pas seulement la façon dont les gens recevaient les informations ; elle a redéfini la notion de communauté. Elle transforma des auditeurs dispersés en un public collectif, préparant le terrain pour des expériences partagées comme la diffusion en direct du message de Noël du roi George V en 1932 — le premier du genre. Ce fut le moment viral original, unissant une nation par l’acte simple d’écouter simultanément.
Les avancées technologiques continuèrent de propulser la BBC en avant. L’introduction du puissant émetteur de Daventry en 1925 étendit la portée des émissions, portant voix et musique jusque dans les coins les plus reculés du pays. Cette démocratisation de l’information était révolutionnaire. La culture n’était plus confinée aux villes, elle était accessible à tous ceux qui possédaient un poste de radio.
Pourquoi cela importe-t-il aujourd’hui ? Parce que la naissance de la BBC fut bien plus que le lancement d’une société de radiodiffusion — ce fut le point de départ des médias de masse tels que nous les connaissons. Les défis auxquels ils furent confrontés — la lutte entre les intérêts commerciaux et le bien public, les batailles pour le contrôle du contenu, les obstacles technologiques — sont les mêmes que ceux que l’on observe aujourd’hui dans l’univers numérique.
Dans un monde désormais fragmenté par des algorithmes et des chambres d’écho, se souvenir de l’histoire de la BBC, c’est un peu comme retrouver un vieux vinyle dans une pile de playlists en streaming. C’est un rappel de l’ambition brute et non filtrée qui cherchait à connecter les gens, plutôt que de monétiser leur attention. C’est l’héritage d’une époque où la simple écoute d’un opéra en direct chez soi pouvait vous faire croire à la magie.

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