Un ado de 12 ans se trouve dans un magasin Woolworth sur l’avenue Ashland, dans le quartier sud « South Side » de Chicago. C'est le début des années 70 et il dépense son peu d'argent de poche en albums vinyles en liquidation. Ils sont rangés à l'avant de la caisse, soigneusement étagés sur quatre rangées de hauteur et dix albums de profondeur.
Cet ado était moi, et c’est dans ce Woolworth que j'ai repéré mon tout premier album de Booker T. & the M.G.'s - The Booker T. Set [STS 2009]. Les images négatives en couleur néon du groupe sur la pochette ont immédiatement attiré mon attention. Les formes lugubres rouges, orange et violettes des membres du groupe contrastaient fortement avec le fond platine-argenté brillant. Au prix de quatre-vingt-dix-neuf cents, je l'ai acheté et j'ai ramené mon trophée à la maison.
La spécialité de Booker T., en plus de jouer de l'orgue, était de créer des covers instrumentaux de chansons. Je ne connaissais pas jadis les versions originales de la plupart des chansons du The Booker T. Set, alors j'ai pris ce que j'entendais sur l’album comme du contenu original. Par exemple : la chanson "Love Child" de The Supremes ne m'était pas familière et "Mrs. Robinson" de Simon & Garfunkel ou "This Guy's In Love With You" de Burt Bacharach, n'étaient pas des chansons auxquelles j'avais été exposé à 12 ans. Mais, "Sing a Simple Song" de Sly & The Family Stone m'était familière, tout comme "It's Your Thing" des Isley Brothers et "I've Never Found Me A Girl" d'Eddie Floyd. C’étaient des chansons que je reconnaissais grâce aux stations de radio urbaines/soul que nous écoutions à la maison. Pourtant, et ce, presque immédiatement, les versions de Booker T. & The M.G.’s de tous ces morceaux sont devenues mes versions officielles - je connais encore note pour note chaque mélodie et chaque solo de cet album.
The Booker T. Set est sorti en mai 1969, suivi de l'épique McLemore Avenue en janvier 1970, dont la pochette représente Jones et les M.G.’s traversant l’avenue McLemore pour se rendre au studio Stax, un peu comme les Beatles sur leur album Abbey Road lorsqu'ils traversent la rue éponyme. Le lien avec la pochette des Beatles était délibéré et l'appréciation entre les deux groupes était mutuelle. John Lennon était apparemment un grand fan de Stax et appelait affectueusement Booker T. & The M.G.'s "Book a Table and the Maître d's". À l’inverse, Jones a déclaré à propos de l'album Abbey Road : "J'ai trouvé ça incroyablement courageux... et ils étaient le meilleur groupe au monde. La musique était tout simplement incroyable et j'ai senti que je devais lui rendre hommage."
Dès la première déclaration d'ouverture - une rafale de cinq notes staccato sur la hauteur du sol - j'ai su qu'il se passait quelque chose de spécial, quelque chose d’un peu différent de ce que j'avais vécu sur le Booker T. Set. En effet, McLemore Avenue était la façon unique qu'avait Booker T. Jones d'interpréter les chansons de l'album classique des Beatles. D’une ignorance béate, je n'avais littéralement aucun point de référence à l'époque concernant les inférences musicales qui étaient faites et je n'avais aucune idée que la photo de couverture de McLemore Avenue, avec sa traversée de rue, était un hommage à celle d'Abbey Road.
Il m'a fallu des années pour découvrir que ces cinq notes décalées qui commencent le premier morceau, "Golden Slumbers", représentent la phrase vocale légendaire de Paul McCartney, "Once there was a way...". L'interprétation instrumentale de Jones est nettement plus décontractée que la prestation vocale de Paul. Créant des tons sombres et ronds avec son Hammond B3, Jones donne à la mélodie une texture délicate, avant de prendre de la vitesse pour le medley "Carry That Weight/You Never Give Me Your Money", tout comme le titre séquencé sur Abbey Road. Dans les mains de Jones, "You Never Give Me Your Money" est plus galopant et plus funky que la version d'Abbey Road.
Le solo de batterie d'Al Jackson qui suit "Carry That Weight/You Never Give Me Your Money" est admirablement exécuté, recréant à la perfection, jusqu'à ses techniques tribales de "tom-tom", le solo de Ringo sur "The End" d'Abbey Road, tandis que le ton mordant et aigu de Cropper capture le son des guitares de John et George à la justesse. Il est intéressant de noter que l'on peut entendre quelques voix sur l'album de Booker T. lorsque Jones chante les paroles de "The End". La chanson se transforme ensuite en "Here Comes the Sun", qui, contrairement au tempo rapide de l'original, adopte un rythme moyen, un shuffle swinguant en 6/8 qui donne l'impression que Booker T. Jones se pavane dans la rue avec une attitude cavalière. Le jeu d'Al Jackson et son son est incroyablement clair et net. Sans oublier le jeu de basse de Duck Dunn qui est aussi solide et swinguant que possible.
À partir de là, Jones s'intègre parfaitement dans une version sérieusement funky de "Come Together", dans laquelle Cropper exécute une série de chorus de solos de guitare, créant une intense poussée d'énergie avant de retomber dans la mélodie. Enfin, une version branchée de "Something", qui commence par un piano acoustique, se termine par une poussée rythmique propulsive et un riff de caisse claire crépitant et rapide, qui clôt la face 1 avec un pop !
La face 2 s'ouvre sur "Because", une interprétation lente, plus solennelle et plus charbonneuse de l'original des Beatles, plus riche en harmonies. Elle est suivie d'une reprise de "You Never Give Me Your Money", utilisant cette fois le fondu enchaîné "1-2-3-4-5-6-7" présent sur Abbey Road.
"Sun King" est l'un de mes morceaux préférés de tout l'album - tellement doux, avec Jones offrant un large éventail de sonorités magnifiques dès les premières mesures de son B3. Puis, en restant fidèle à la séquence originale, le groupe se lance dans "Mean Mr. Mustard/Polythene Pam/She Came in Through the Bathroom Window".
Le morceau suivant, "I Want You/She's So Heavy/The End", recrée aussi fidèlement la séquence des Beatles, et c'est d'ailleurs là que se termine l'album, avec un solo d'orgue tourbillonnant et foudroyant joué sur les accords répétés du groupe.
Il y a tellement de choses à apprécier sur cet album qu'il est facile d'oublier que trois morceaux ont été omis de l'hommage : "Maxwell's Silver Hammer", "Oh! Darling" et "Octopus's Garden".
Il peut sembler difficile de croire que quiconque écoute McLemore Avenue ne fasse pas le lien avec l'album Abbey Road des Beatles. Mais, c'est vrai, je n'en avais aucune idée, car je n'avais jamais entendu les chansons d'Abbey Road. C'est pourquoi j'ai vécu McLemore Avenue de la manière la plus innocente et naïve qui soit. En effet, cet album a été une merveilleuse découverte.
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